ÉTERNELLES PRÉCIEUSES
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Paris, juillet 1830, la révolution fait rage. Sur le boulevard du Temple, le lieu le plus prestigieux du théâtre sous la Restauration (mis à part le Théâtre-Français et l'Odéon), on s'invective, on s'affronte, on se bat. Au théâtre des Miracles, Alcibiade, le metteur en scène, est en but à un manque chronique d'argent qui ne se résoudra que si les salles ouvrent à nouveau. Il a choisi de monter les Précieuses ridicules. Il s'évertue à faire répéter ses deux actrices, Flagrance et Violette. Le texte des Précieuses pose des problèmes insur-montables aux deux comédiennes, qui peinent à entrer dans leurs personnages. L'arrivée de Madame Huchepin, femme à tout faire, complique encore la tâche d'Alcibiade. Elle n'a aucune idée de ce qu'est le théâtre. Parviendront-ils à sauver leur troupe et à donner une version digne du grand auteur ? Tout le problème est là.
INTRIGUE
Musique de scène:
Rondo Veneziano
Le Dame, I cavalieri
"Éternelles Précieuses" est à fois une comédie drôle et un vibrant hommage à Molière, notre maître à tous.
PERSONNAGES
Flagrance:
Elle est née le 15 juillet 1789.
Son père était employé parfumeur à la Corbeille de Fleurs, chez Jean-François Houbigant, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Il donna à l’enfant le prénom de Fragrance.
L’employé d’État civil, ignorant ce mot, nota « Flagrance ».
Ce prénom inusité lui convint à merveille en raison de ses deux sens : éclat, caractère brûlant et flagrant délit.
Elle dégageait naturellement une sensualité brûlante.
Elle pratiqua, un temps, le métier du flagrant délit.
Elle séduisait un bourgeois et, au moment le plus chaud, un compère accoutré comme un agent de la force publique constatait le flagrant délit.
On faisait chanter la victime pour acheter son silence et on partageait le magot.
À la chute de Napoléon, ce qui n’a aucun rapport, elle décida de se ranger, mais cette sensualité persistante et obsédante… pour les autres, la conduisit naturellement à devenir comédienne, métier qui, à cette époque encore, était souvent confondu avec celui de prostituée.
Elle commença donc une double vie : actrice de midi au soir, demi-mondaine, comme l’on dira un peu plus tard dans le siècle, du soir à midi.
Violette :
Bien qu’elle ne parlât jamais de sa naissance, certains prétendirent qu’elle avait été le produit des amours adultères d’un vieux courtisan à la cour de Louis XVI et d’une servante particulièrement délurée et bien faite de sa personne. Son père aurait fini son existence, place de la Révolution, plus court au départ qu’à l’arrivée. Privée de ressources, elle faillit tomber dans la pire des misères, voire dans une totale déchéance, si elle n’avait pas rencontré un comédien totalement extraverti qui lui ouvrit le monde effervescent du théâtre de la Restauration. Des mauvaises langues bien intentionnées prétendirent qu’il s’agissait du grand Frédérick Lemaître.
Madame Huchepin :
Fille de paysans venus changer de vie à Paris, elle est née avant la Révolution. Très tôt, elle travailla comme fille de salle au cabaret Le Cochon rouge, à la rue de la Petite-Truanderie. Son caractère à la fois autoritaire et enjoué la fit remarquer par le Sieur Nicolas Huchepin, propriétaire d’un débit de charbon, rue de la Grande-Truanderie. Pour la jeune fille, passer de la petite à la grande [Truanderie] fut comme une promotion sociale. Monsieur Huchepin, grand patriote, eut la fâcheuse idée de s’engager dans les troupes de la République. Il fut l’un des premiers tués de Valmy. Madame Huchepin en resta définitivement veuve et amoureuse. Ignorant tout de la manière de tenir boutique, elle se retrouva vite en faillite. Elle trouva par hasard du travail au Théâtre-Français, ce qui lui fit côtoyer Talma et Mademoiselle Mars, dont elle fut même assistante habilleuse.
Alcibiade :
On ne sait rien de sa jeunesse. On croit néanmoins que c’est son père, honnête artisan, mais néanmoins homme de goût, qui transmit au jeune homme un amour inconditionnel pour Molière et qui lui enseigna le goût des belles lettres. Un jour, plongé dans l’œuvre de Plutarque, il y découvrit le portrait d’Alcibiade.
Il considéra aussitôt que cela lui convenait à merveille et prit définitivement ce nom. Un temps utilité au Théâtre-Français, son jour de gloire arriva quand il dut dire à l’immense Talma : « Il faux que je le sache. » Il planta son regard dans les yeux du grand acteur et lança, déboussolé par l’importance de l’événement : « Il fallait que je le susse. » Il se retrouva, séance tenante, sur le trottoir, ce qui explique son ressentiment définitif pour l’illustre maison.
Il rejoignit le boulevard du Temple, où il accomplit une carrière chaotique et, paradoxalement, régulière.
Clitidas :
Personnage muet, Grec de surcroît, il peut être interprêté par un humain discret et peu disert ou par un mannequin dont le réalisme fait douter de la nature inerte.
EXTRAIT
SCÈNE 1
Alcibiade entre. Il s’installe à son bureau, consulte des papiers.
Alcibiade:
- [outré] Trente-cinq sous: de la crème à joues ?... Avec ce que coûte la location du théâtre !... [Catégorique] De la graisse à traire pour enduire le museau, un peu de poudre de blanc d’Espagne, une touche de pigments de carmin pour la bonne mine et le tour est joué à moindre prix… [Lisant] Une perruque blanche afin de souligner le teint d’albâtre de Magdelon… [Outré] Trois francs huit sous ?... Pour qui se prend-elle, cette Magdelon ? Pour la duchesse de Berry ?... Un paquet de filasse et de la peinture blanche feront tout leur effet.
Entrée de Madame Huchepin. Bruits de foule. Elle se tient, immobile et muette, derrière Alcibiade.
Alcibiade:
- Une pièce de soie vert impérial en rajout sur la robe de Cathos… [Même jeu] Un écu quinze sous !... Si je ne craignais de priver le monde d’un artiste de si grand talent, je m’en étoufferais… Un coupon de jute teinté de sirop de menthe !
Alcibiade se retourne et aperçoit Madame Huchepin.
Alcibiade:
- Qu’est-ce que vous faites là ?... Hé ! Je vous parle !... Ho, ho !... La représentation n’est pas commencée. Il s’en faut de beaucoup… Nous sommes au Théâtre des Miracles, le bien nommé, pas dans une échoppe quelconque… Êtes-vous muette ?
Madame Huchepin:
- Moi ?
Alcibiade:
- Attention !... On se concentre. Il n’y a ici que vous et moi. Je demande : « Êtes-vous muette ? »… À votre avis, à qui puis-je bien m’adresser ?
Madame Huchepin:
- À moi ?
Alcibiade:
- Exact ! Ce qui prouve, primo, que vous n’êtes point muette et que, secundo, vous n’êtes point si sotte que vous en avez l’air.
Madame Huchepin:
- J’ai l’air de quoi ?
Alcibiade:
- D’une… d’une personne bien sous tous rapports. Pourriez-vous, sans vous commander, me dire ce que vous faites ici ?
Madame Huchepin:
- …
Alcibiade:
- [légèrement excédé] Que voulez-vous ?
Madame Huchepin:
- Rien !
Alcibiade:
- Vous vous introduisez subrepticement dans un lieu réservé à l’art dramatique et vous ne voulez rien ?
Madame Huchepin:
- Ce n’est pas moi qui veux, c’est vous.
Alcibiade:
- Pardon ?
Madame Huchepin:
- La pancarte.
Alcibiade:
- Quelle pancarte ?
Madame Huchepin:
- Sur la porte.
Alcibiade:
- Ah oui ! L’annonce pour la femme à tout faire. Savez-vous tout faire ?
Madame Huchepin:
- Non.
Alcibiade:
- Comment ?
Madame Huchepin:
- Une honnête femme, et j’en suis une, ne fait pas tout
Alcibiade:
- Vous êtes une raisonneuse. Je n’aime pas trop.
Madame Huchepin:
- On ne vous demande pas de m’aimer, mais de me donner du travail.
Alcibiade:
- Vous cuisinez ?
Madame Huchepin:
- Oui.
Alcibiade:
- Quelle est votre recette fétiche ?
Madame Huchepin:
- Les choux au lard.
Alcibiade:
- Et quoi d’autre ?
Madame Huchepin:
- Le lard aux choux.
Alcibiade:
- Au moins, cela tient au ventre. Nettoyez-vous correctement tout partout ?
Madame Huchepin:
- Il n’est point besoin de sortir de la Sorbonne pour balayer le plancher.
Alcibiade:
- Êtes-vous habile à l’aiguille ?
Madame Huchepin:
- À votre guise.
Alcibiade:
- Vous est-il possible, si l’occasion se présente, de jouer un petit rôle ?
Madame Huchepin:
- Pardon ?
Alcibiade:
- Pourriez-vous, éventuellement, monter sur scène… cette chose qui est là… pour donner une ou deux répliques aux autres comédiens ?
Madame Huchepin:
- [outrée] Jeune homme, je vous ai dit être une honnête femme.
Alcibiade:
- Les actrices ne sont pas toutes de petite vertu.
Madame Huchepin:
- C’est ce que vous croyez.
Alcibiade:
- Que demandez-vous ?
Madame Huchepin:
- Du travail.
Alcibiade:
- Certes, mais à quel coût ?
Madame Huchepin:
- À celui de la vie.
Alcibiade:
- Douze sous.
Madame Huchepin:
- Hein ?
Alcibiade:
- Douze sous par jour.
Madame Huchepin:
- Je n’ai pas besoin de pourboire, je ne bois pas.
- Seize sous.
Madame Huchepin:
- Ni vin, ni eau-de-vie.
Alcibiade:
- Dix-huit sous.
Madame Huchepin:
- Pas de casse-poitrine, aucun tord-boyau.
Alcibiade:
- Vingt sous.
Madame Huchepin:
- Ni riquiqui, ni rincette, ni tafia.
Alcibiade:
- Un franc deux sous.
Madame Huchepin:
- Topette-là… heu… topez-là !
Alcibiade:
- Comment vous appelle-t-on ?
Madame Huchepin:
- Venez ici !
Alcibiade:
- Quel est votre nom ?
Madame Huchepin:
- Madame Huchepin
Alcibiade:
- [écrivant] Huchepain… H-u-c-h-e-p-a-i-n.
Madame Huchepin:
- P-i-n.
Alcibiade:
- Pardon ?
Madame Huchepin:
- Huchepin… p-i-n.
Alcibiade:
- Les huches sont destinées à ranger le pain… a-i-n.
Madame Huchepin:
- La mienne est en bois de pin… p-i-n.
Alcibiade:
- Comme vous voudrez.
Madame Huchepin:
- Je ne veux que du travail.
Alcibiade:
- Ne vous inquiétez pas, vous en aurez.
Alcibiade se replonge dans ses papiers. Madame Huchepin ne bouge pas.
Alcibiade:
- Que faites-vous ?
Madame Huchepin:
- Apparemment… rien du tout.
Alcibiade:
- Qu’attendez-vous ?
Madame Huchepin:
- Que vous m’indiquiez où est le balai.
Alcibiade:
- Dans la coulisse, côté jardin.
Madame Huchepin:
- Je ne savais pas qu’il y avait un jardin sur le boulevard.
Alcibiade:
- Si vous prétendez travailler dans un théâtre, il faut apprendre certaines choses. [Montrant le nez de scène] Placez-vous là !
Madame Huchepin se rend au nez de scène.
Alcibiade:
- [montrant la coulisse jardin] On nomme ce côté-ci jardin. L’autre, cour.
Madame Huchepin:
- Moi, je dis que là… c’est ma droite.
Alcibiade:
- Tournez-vous.
Madame Huchepin:
- Hein ?
Alcibiade:
- Tournez le dos à la salle.
Madame Huchepin:
- [se tournant] Voilà.
Alcibiade:
- Où se situe votre droite ?
Madame Huchepin:
- [montrant le côté cour] Là-bas.
Compagnie du Bateleur Théâtre de l'Entre-Deux Nevers, 2015
Alcibiade:
- De l’autre côté ! Vous ne pouvez donc vous fier ni à votre droite, ni à votre gauche.
Madame Huchepin se retourne.
Madame Huchepin:
- C’est ma foi vrai.
Alcibiade:
- Là, le côté jardin… il sera toujours à la même place… et en face, le côté cour.
Madame Huchepin:
- Je ne m’en souviendrai jamais.
Alcibiade:
- Mettez-vous à la place du public.
Madame Huchepin:
- Sûrement pas. J’ai été une fois au théâtre, j’ai failli m’endormir d’ennui.
Alcibiade:
- Tournez-vous derechef.
Madame Huchepin obtempère.
Alcibiade:
- Regardez bien le haut… on ne dit pas « fond », mais « haut »… regardez le haut de la scène. Imaginez que, sur le mur, on lise Jésus-Christ.
Madame Huchepin:
- Si on joue une pièce fort honnête, religieuse de surcroît, je veux bien en être.
Alcibiade
- La question n’est pas là. Vous imaginez l’inscription « Jésus-Christ ». Comme vous pouvez le constater, le J se trouve côté jardin et le C côté cour… Un franc quinze sous.
Madame Huchepin:
- Un franc quinze sous ?
Alcibiade:
- Le prix pour une leçon de théâtre.
Madame Huchepin:
- Ce n’est pas rien.
Alcibiade:
- Madame Huchepin… -i-n !
Madame Huchepin:
- Oui ?
Alcibiade:
- Le balai… côté jardin.
Madame Huchepin part côté cour. Elle passe près de Clitidas.
Madame Huchepin:
- Monsieur, le bonjour… [Regardant Clitidas de plus près] J’ai dit : bonjour !... [À Alcibiade] Ce bourgeois, est-il muet ou malpoli ?
Alcibiade:
- Ni l’un, ni l’autre : un grand timide.
Madame Huchepin:
Quel dommage, un beau jeune homme comme lui.
Madame Huchepin va pour sortir cour.
Alcibiade:
- [découragé] La balai…côté jardin… comme Jésus !
Madame Huchepin:
- [se tournant vers le fond de scène] Jésus-Christ… jardin… cour.
Madame Huchepin sort jardin bas. Alcibiade se replonge dans ses papiers.
"Éternelles Précieuses" à Nevers.
Compagnie du Bateleur.
Janvier 2015.