Décor création
LIEU ET DÉCOR
L’action se déroule dans une petite ville indéterminée à la frontière sud du Maghreb, vers le Hoggar. L’époque est indéterminée, mais plutôt dans entre 1918 et 1939.
Le décor représente deux ou plusieurs lieux, mais au moins l’intérieur ou la terrasse de la maison de la famille Messouada, Nagib, Aïcha, Moustaf et Saïda et celui ou celle de Zohra et de Fatia.
AÏCHA
5 H 6 F
Décor : la place d’un gros bourg du sud du Maghreb, près du désert, entouré de maisons typiques.
Aïcha est amoureuse de Bouzid, le fils du Bey (titre de l’Empire Ottoman, courant en Afrique du Nord). Le Bey est un grand philosophe : il considère que la parole est la pire des calamités, parce qu’elle exprime la haine, la jalousie, le mensonge ; il a donc décidé, une fois pour toutes, de rester muet.
Le docteur Berthier est le médecin du village. C’est le type même du colon méprisant. Il veut épouser la belle Aïcha. Bien sûr, le père de celle-ci, Nagib, verrait d’un très bon œil le mariage du docteur et d’Aïcha.
Voilà que le Bey lui-même « en pince » pour Aïcha. Comment tout cela va-t-il finir ?
Ce sont les spectateurs qui vont décider. Quatre fins différentes sont prévues en fonction des votes du public.
Mesdames et Messieurs !
(Il attend que le silence se fasse dans la salle)
Mesdames et Messieurs ! Vous qui vous êtes déplacés pour venir voir notre petit théâtre, soyez remerciés !
L’action à laquelle vous allez assister se déroule quelque part entre Marseille et Tombouctou à l’époque qu’il vous plaira d’imaginer. Mais les caractères des personnages sont éternels. Il y aura des hommes et des femmes comme eux, du moins faut-il l’espérer, tant que le monde sera monde, c’est-à-dire pour longtemps encore. Loin des grands bouleversements qui agitent la planète, ils se préoccupent plus de leur coeur que de leurs intérêts.
Les rêves des jeunes filles seront toujours les mêmes, parce que nous pensons que les rêves des jeunes filles sont ce qui compte le plus, plus que l’agitation des meneurs d’hommes, qui tourne le plus souvent au tragique ou, moins grave, tombe dans le ridicule.
Vous et moi, Mesdames et Messieurs, nous sommes réunis en ce lieu, parce qu’un jour, une jeune fille qui plus tard est devenue notre grand-mère ou notre mère, parce que, disais-je, une jeune fille a rêvé qu’il y avait quelque part un jeune homme, que ce jeune homme a rêvé que, non loin de là, vivait une jeune fille et que les deux ont rêvé en même temps qu’ils étaient faits l’un pour l’autre...
Et maintenant, Mesdames et Messieurs, que le théâtre commence !
LES PERSONNAGES
Nagib: mari de Messouada, père d'Aïcha et de Moustaf
Moustaf: fils de Messouada et de Nagib, frère d'Aïcha
Bouzid: fils du Bey
Rabah: le Bey (rôle muet)
Le Dr Berthier: médecin européen
L'auteur: brèves interventions
Aïcha: fille de Messouada et de Nagib
Messouada: épouse de Nagib, mère d'Aïcha et de Moustaf
Saïda: nièce de Nagig et de Messouada
La Contessa: émigrée italienne
Zohra: première voisine
Fatia: deuxième voisine
Hammouda Pacha Bey
Bey de Tunis de 1631 à 1666
Extrait: devant la maison de Naguib
Scène 3 (Aïcha, Dr Berthier, Nagib)
Le Dr Berthier entre, suivi de Nagib.
Nagib:
- Entre, entre, Dr Berthier, entre vite !
Aïcha:
- Aïe, aïe, aïe ! Voilà l’outre à alcool dans notre maison !
Dr Berthier:
- Salut Aïcha ! Comment vas-tu ?
Aïcha:
- Quand je te vois, Dr Berthier, je me sens toujours aller beaucoup mieux. C’est plus prudent.
Nagib:
- Aïcha, ma fille ! Tu dois le respect à Dr Berthier qui est un grand savant.
Aïcha:
- Un grand savant dans l’art de vider les bouteilles, oui !
Nagib:
- (au Dr Berthier) Pardonne à cette mauvaise fille, Dr Berthier ! Elle a la langue fourchue du serpent et ses paroles sont comme le dard du scorpion.
Dr Berthier:
- N’exagérons rien !
Nagib:
- Tu vas me la guérir, Dr Berthier ? Tu auras ma reconnaissance dans l’éternité des temps et même au-delà.
Aïcha:
- Hé, hé ! Je ne suis pas malade.
Nagib:
- Aïcha, ma fille, tu fais ce que je te dirai de faire. Je suis ton père.
Aïcha:
- Tu es mon père, mais nous ne sommes plus au temps des prophètes.
Nagib:
- Tu vois bien, Dr Berthier qu’elle est malade.
Dr Berthier:
- Aïcha, est-ce bien une manière honnête de parler à son père ?
Aïcha:
- Non ! Mais quand il me parle comme à une enfant, j’ai le sang qui me bout dans les veines.
Nagib:
- Tu vas laisser Dr Berthier faire l’examen médical !
Aïcha:
- Aïe, aïe, aïe, mon père ! Tu as le crâne dur comme la casserole à couscous. Je n’ai aucune maladie dans mon corps.
Dr Berthier:
- Ecoute, Aïcha... Mon Dieu, ce qu’il fait chaud !... si ton père a du souci pour toi, tu pourrais faire un petit effort. Une petite auscultation n’a jamais fait de mal à personne.
Nagib:
- Aïcha, ma fille ! Je suis rempli de peine de te voir dans cet état.
Aïcha:
- Dans quel état, mon père ? Je te dis que je vais bien.
Nagib:
- On ne peut faire boire le chameau qui n’a pas soif, n’empêche qu’il se desséchera avant la fin du voyage.
Aïcha:
- Je ne veux pas que tu aies peine, mon père.
Dr Berthier:
- Pourriez-vous vous décider ? Cette chaleur me tue et je me languis de me retrouver chez moi... à l’ombre.
Aïcha:
- Et devant un grand verre d’alcool !
Nagib:
- Aïcha, ma fille ! Je t’en supplie, fais plaisir à ton pauvre père, laisse faire l’examen médical !
Aïcha:
- Bon ! Mais c’est seulement pour te calmer. Je te répète que je me sens très bien.
Le Dr Berthier s’approche d’Aïcha et lui prend le pouls.
Nagib:
- Elle n’a pas de fièvre dans ses veines.
Le Dr Berthier regarde l’oeil gauche d’Aïcha.
Nagib:
- Elle a l’oeil aussi limpide que l’eau de l’oasis.
Le Dr Berthier place son oreille dans le dos d’Aïcha et le lui tapote.
Nagib:
- Elle respire comme le bébé qui vient de naître.
Dr Berthier:
- (à Aïcha) Dis trente-trois !
Nagib:
- Elle compte comme le savant qui fait l’école.
Aïcha:
- Trente-trois.
Le Dr Berthier fait croiser les jambes d’Aïcha et teste ses réflexes.
Nagib:
- Elle réagit comme l’antilope qui voit le lion du désert.
Le Dr Berthier met son oreille sur la poitrine d’Aïcha.
Nagib:
- Son corps fait une musique très harmonieuse.
Le Dr Berthier se redresse.
Dr Berthier:
- (à Aïcha) Tire la langue !
Aïcha:
- Aïe, aïe, aïe, Dr Berthier ! Pourquoi te tirerais-je la langue ? Je ne suis pas fâchée contre toi.
Nagib:
- Il n’est pas nécessaire qu’Aïcha tire la langue.
Dr Berthier:
- Pourquoi ?
Nagib:
- Parce qu’elle est belle et nette.
Dr Berthier:
- Nagib ! Pourquoi m’as-tu demandé d’ausculter Aïcha, si tu connais déjà toutes les réponses ?
Nagib:
- Cherche, Dr Berthier, cherche et tu trouveras !
Le Dr Berthier palpe Aïcha dans tous les sens.
Aïcha:
- Hi, hi, hi, Dr Berthier, tu me chatouilles ! Je vais vraiment être malade, si tu continues, malade de rire.
Dr Berthier:
- Bon, ça suffit !... Cette chaleur, quelle horreur !... (À Nagib) Aïcha va très bien, elle n’est malade nulle part et tu te fais du souci pour rien.
Aïcha:
- Qu’est-ce que je disais ?
Nagib:
- (prenant le ciel à témoin) Malheur de ma vie ! Je suis si infortuné que je n’ai plus qu’à me coucher et à mourir dans la malédiction qui me tombe dessus. C’est la fin des temps ! Même le Dr Berthier ne voit pas la maladie dont souffre ma petite Aïcha, mon petit oiseau de paradis, ma petite chevrette toute blanche !
Dr Berthier:
- L’examen est certes assez sommaire, cependant il n’y a rien.
Nagib:
- Il n’y a rien qu’il dit, pauvre Dr Berthier ! Serait-il aussi ignorant que le mouton qui ne voit pas qu’on l’emmène chez le boucher ?
Dr Berthier:
- Non mais, dis donc !
Aïcha:
- Ne penses-tu pas, Dr Berthier, que tu t’es trompé de malade et que c’est Nagib, mon père, qui ne va pas bien ?
Nagib:
- Aïcha, ma douce petite fille, calme-toi, repose-toi, ne fais aucun effort qui pourrait aggraver ton état.
Dr Berthier:
- Nagib, s’il te plaît, pourrais-tu me dire ce que tu crois de l’état de ta fille ?
Nagib:
- Pauvre, pauvre, pauvre Aïcha ! Dr Berthier, tu n’as rien vu dans l’examen médical et pourtant, ma petite Aïcha est bien malade.
Dr Berthier:
- Qu’a-t-elle donc ?
Nagib:
- Elle est amoureuse.
Aïcha s’enfuit dans un coin et va bouder.
Dr Berthier:
- Quoi ?
Nagib:
-Amoureuse, je te dis ! Le malheur est sur cette maison et toi,
Dr Berthier, tu vas la guérir tout de suite.
Dr Berthier:
- Mais, Nagib, être amoureuse, ce n’est pas une maladie.
Nagib:
- Ça dépend de qui.
Dr Berthier:
- De qui elle est amoureuse ?
Nagib:
- Hè !
Dr Berthier:
- C’est donc ça ! Mais, c’est terrible, mon pauvre Nagib.
Nagib:
- Pauvre, pauvre, pauvre, mille fois pauvre Nagib !
Dr Berthier:
- Elle est amoureuse de toi !
Nagib:
- Quoi ? De son propre père ? Dieu nous préserve de monstruosités de ce genre. Comment peux-tu dire des horreurs pareilles, Dr Berthier ?
Dr Berthier:
- Elle est amoureuse de... de son frère ?
Nagib:
- Ce serait déjà moins terrible. On en a vu des exemples chez de grands nobles personnages, mais c’est tout de même abominable. Son frère ! Dr Berthier, à quoi penses-tu ?
Dr Berthier:
- Elle est amoureuse de...
Les répliques suivantes doivent être dites très vite.
Dr Berthier:
- ... de sa voisine ?
Nagib:
- Mais non !
Dr Berthier:
- ... de sa mère ?
Nagib:
- Non !
Dr Berthier:
- ... d’un mouton ?
Nagib:
- Non !
Dr Berthier:
- ... d’un vieillard ?
Nagib:
- Non !
Dr Berthier:
- ... d’un arbre ?
Nagib:
- Non !
Reprise du rythme normal.
Dr Berthier:
- Alors, je ne vois pas où est sa maladie.
Nagib:
- Malheur de malheur ! Calamité du ciel tombée sur ma pauvre tête ! Elle est amoureuse d’un jeune homme que je n’ai pas choisi, moi !
Dr Berthier:
- (ironique) Ah ! Tu es amoureux aussi d’un beau jeune homme ?
Nagib:
- Bien sûr que non ! Que vas-tu chercher là, Dr Berthier ?
Aïcha:
- Voilà pourquoi il veut que tu me soignes, Dr Berthier ! Qu’y a-t-il de plus naturel, de plus beau, de plus merveilleux pour une jeune fille que de tomber amoureuse.
Nagib:
- Mais, fille dévergondée ! Pas d’un homme que ton propre père n’a pas choisi pour toi !
Dr Berthier:
- Ecoute, Nagib ! Je crois que ton problème n’est pas du ressort de la médecine.
Nagib:
- Dr Berthier ! A quoi elle sert alors ta médecine, si elle ne peut pas guérir la plus affreuse des maladies.
Dr Berthier:
- Je respecte totalement vos coutumes, Nagib. Mais là, je pense que tu exagères un peu.
Nagib:
- Aïcha, ma petite Aïcha ! Elle est amoureuse d’un homme qu’elle ne peut pas épouser.
Dr Berthier:
- Pourquoi ?
Nagib:
- Il est riche et noble, Dr Berthier ! C’est le fils du Bey, le seigneur de la région.
Dr Berthier:
- Bey, Bey, Bey...
Aïcha:
- Le Dr Berthier se prend pour un mouton !
Dr Berthier:
- (vexé) Je pensais tout haut: Bey, Bey, Bey, c’est fini tout ça. Ton pays est libre maintenant. Tous les citoyens sont égaux.
Nagib:
- Tu es bien naïf, Dr Berthier, si tu crois qu’il suffit de faire un papier pour que les plus antiques traditions soient supprimées. En outre, le Bey est très riche, il ne voudra jamais de mon Aïcha pour son fils.